L’unité latinoaméricaine comme projet historique
Publié par ALBA, Banque du Sud, BRICS, CELAC - Communauté des États Latino-américains et des Caraïbes, Droit international, relation Sud-Sud, UNASUR, unité latino-américaine
dansMônica Bruckman |
Siége de l’UNASUR, inauguré en Équateur le 5 décembre 2014 |
La conjoncture latinoaméricaine contemporaine est marquée par de
grandes avancées dans les projets et processus d’intégration régionale
(1). C’est la première fois dans l’histoire que la région a une densité
diplomatique aussi dynamique, un ensemble si vaste et divers de
mécanismes d’échange et d’action politique conjointe. À la dynamique
complexe d’intégration des nations, se joint également l’intégration des
peuples et des mouvements populaires, avec un pouvoir croissant de
pression sociale et de participation à l’élaboration des politiques
publiques qui reflète l’affirmation du mouvement démocratique. Dans ce
contexte, il est un principe qui demande toujours plus de centralité,
c’est celui de la souveraineté, comme la capacité d’autodétermination
des États, des nations, des peuples et des communautés.
Le débat actuel autour de l’intégration régionale et de ses
perspectives possède de forts antécédents qui montrent la profondeur de
l’unité latino-américaine comme projet historique. Sans nous attarder
plus longuement sur le développement de ces antécédents, nous cherchons à
présenter quelques exemples de ce qui constitue les bases doctrinaires
de l’actuel processus d’intégration régionale. Cette approche montre
surtout, les limites d’une tentative de conversion de ce processus
d’intégration en un simple échange commercial.
Intégration régionale et projet stratégique
La géopolitique de l’intégration régionale latino-américaine est
profondément affectée par une dispute des intérêts entre le projet
hégémonique des États-Unis, exprimé dans une stratégie complexe de
domination et d’appropriation des ressources naturelles considérées
’« vitales », ce qui convertit l’accès à ces ressources, qui se trouvent
essentiellement hors du territoire continental et d’outre-mer des
États-Unis, en un sujet de « sécurité nationale » pour ce pays. D’autre
part, des processus d’intégration régionale se développent hérités des
luttes continentales pour l’indépendance pendant le 19ème siècle, qui
rencontrent dans la rénovation du bolivarianisme un projet d’affirmation
souveraine qui a avancé et s’est approfondi au cours des dernières
années.
Cependant, le renforcement de l’intégration régionale exige une
nouvelle vision stratégique élaborée à partir d’une vaste discussion sur
la dynamique et les tendances du système mondial, l’émergence des
nouvelles puissances à l’échelle globale, et le développement d’une
vision géopolitique qui articule les intérêts en jeu et la conformation
de nouvelles territorialités à partir d’un grand mouvement social du
’« bas vers le haut ». Ce moment d’élaboration de la pensée régionale a
pour défi la construction d’une stratégie de réappropriation sociale des
ressources naturelles et de leur gestion économique et scientifique, ce
qui exige une rediscussion approfondie de la notion-même de
développement, du concept-même de souveraineté et de la position de
l’Amérique Latine dans la géopolitique mondiale.
L’analyse des diverses dimensions qu’implique la dispute globale
pour les ressources naturelles considérées stratégiques, requiert un
bilan de l’histoire mondiale récente qui a pour aspect fondamental,
l’émergence de la Chine. La nouvelle centralité de la Chine dans
l’économie et la politique mondiale nous conduit à souligner
l’importance de l’approche de longue durée (du point de vue Braudélien)
et des processus de civilisation dans la construction des instruments
théorico-méthodologiques pour l’analyse de la conjoncture. Dans ce
contexte, et avec une approche qui s’efforce de capturer la complexité
du monde contemporain, la question stratégique transcende largement le
cadre de la politique de sécurité et de la défense nationale, pour
s’insérer dans l’analyse des processus historiques de longues durées et
de la dimension civilisatrice des visions stratégiques.
L’Amérique Latine a, en relation avec la Chine, une opportunité
historique de développer une coopération stratégique à long terme,
visant à rompre la relation de dépendance qui marqua son insertion dans
le système mondial. Il convient à la région de profiter de cette
opportunité ou de reproduire la logique de la dépendance et la dynamique
d’exportation des matières premières à faible valeur ajoutée, qui a
pour base la logique de ce qu’on appelle l’extractivisme, qui étranger à
tout projet national, restreint notre horizon économique aux intérêts
des économies centrales et des entreprises transnationales qui
deviennent les agents économiques de ces intérêts.
Forum CELAC-Chine, les 8 et 9 janvier 2015 à Beijing |
De l’hégémonie unipolaire à l’hégémonie partagée
Pendant la dernière décennie, le débat théorique et politique a été
profondément marqué par la crise de l’hégémonie unipolaire et par la
configuration d’un espace global avec hégémonie partagée, ou
multipolaire. L’importance économique et politique croissante des
puissances émergentes, ceux que l’on nomme « BRICS » (Brésil, Russie,
Inde, Chine et, récemment, Afrique du Sud), posent des éléments nouveaux
afin de repenser la dynamique économique et politique d’un monde
multipolaire, où les processus et projets d’intégration régionale se
convertissent en mécanismes nécessaires pour la compartimentation du
pouvoir mondial et régional et pour le renforcement des projets de
développement par et pour le Sud.
Les présidents Nicolas Maduro (Venezuela) et Rafael Correa (Équateur) en Chine les 5 et 6 janvier 2015 |
La collaboration sud-sud puise son inspiration plus profonde dans
l’affirmation de la lutte anti-coloniale du tiers monde et dans
l’apparition des pays non-alignés. La Conférence de Bandung, qui s’est
tenue en avril 1955, représenta un des moments les plus importants de ce
processus. Ce rassemblement, auquel participèrent 23 pays asiatiques et
5 africains, se nourrit des principes de la lutte anti-coloniale et
anti-impérialiste, élaborant un vaste appel d’autodétermination et de
développement des peuples basé sur la solidarité et la coopération
économique et culturelle et cherchant à créer un espace politique
indépendant quant aux blocs militaires et la confrontation entre
États-Unis et l’Union Soviétique durant la période de la Guerre Froide.
Le thème principal était porté sur les luttes nationales pour
l’indépendance, l’éradication de la pauvreté et le développement
économique, au travers des organisations régionales et des politiques
économiques de coopération entre les pays du tiers monde.
Sommet de Bandung (1955) |
L’esprit de Bandung a permit de créer un vaste consensus entre les
principaux leaders et les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine
par rapport à l’affirmation de la paix et les principes de coexistence
pacifique, à un moment où le monde vivait une situation d’extrême
tension et de menace de guerre : l’invasion du Guatemala organisée par
les États-Unis pour renverser le président Jacobo Árbenz, le déplacement
de la Septième Flotte des États-Unis vers la mer de Chine, la
substitution des troupes françaises par les troupes états-uniennes dans
la région sud du Vietnam, après la défaite française à Dien Bien Phu en
1954 et la guerre de Corée (1950-1953).
Les cinq principes de coexistence pacifique, proposés par le
premier ministre chinois Chou En-lai et ratifiés par le premier ministre
hindou Jawaharlal Neru en 1954 : pas d’agression, pas d’intervention
dans les affaires internes d’autres États, égalité et avantages mutuels
et coexistence pacifique, ont été repris par la Conférence de Bandung
comme partie des dix principes généraux, qui incluaient :
- le respect des droits fondamentaux en accord avec la Charte de l’ONU de 1948
- respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de toutes les nations
- reconnaissance de l’égalité de toutes les races et nations, indépendamment de leur taille
- pas d’intervention et ni d’ingérence dans les affaires internes d’autres pays
- respect des droits de chaque nation à se défendre, individuellement ou collectivement en accord avec la Charte de l’ONU
- refus de participer aux préparatifs de défense destinés à servir les intérêts particuliers des superpuissances
- abstention de tout acte ou menace d’agression ou emploi de force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’autres pays
- solution pacifique des conflits internationaux, en accord avec la Charte de l’ONU
- encouragement des intérêts communs de coopération
- respect de la justice et des obligations internationales
Le Mouvement des non-alignés a donné du contenu diplomatique, aux
Nations Unies, à ses lignes d’action. Sous influence latino-américaine
se créé la United Nations Conference on Trade and Development (UNCTAD).
Émergent également des expressions radicales de la lutte politique
révolutionnaire, comme l’organisation Trilatérale, qui se crée à La
Havane, en 1973. L’émergence de gouvernements comme celui de Velasco
Alvarado au Pérou, de Juan José Torres en Bolivie, de Omar Torrijos au
Panamá, de Salvador Allende au Chili, et le retour d’Eva Peron en
Argentine, conduisent à des initiatives de l’État qui s’expriment dans
la transformation de la ALALC en ALADI (Association Latino-américaine
d’Intégration). Le Système Économique Latino-américain et de la Caraïbe
(SELA) est également créé en 1975, destiné à l’étude de l’intégration
régionale et à la formulation de ses politiques. Cependant,
l’organisation interétatique la plus forte se créé en 1960 avec
l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Dans le même
temps, le vote de la « Charte des Droits et Devoirs Économiques des
États », en 1972, promue par le président mexicain Luis Echeverría,
consacre les principes du non-alignement aux Nations Unies.
Les initiatives internationales qui forment partie de cette
offensive du tiers monde sont diverses, qui voit dans la victoire de la
révolution vietnamienne et la libération du Laos et du Cambodge une
épopée de la lutte anti-impérialiste mondiale. La réponse du centre
impérial à cette offense commence à s’articuler autour de la formation
de la Commission Trilatérale (Trilateral Commission) en 1973, qui réunit
les États-Unis, l’Europe et le Japon avec pour stratégie la
récupération du pouvoir mondial. Cette stratégie atteindra ses résultats
dans la décennie de 1980, pendant les gouvernements de Margaret
Thatcher et Ronald Reagan, et s’exprime dans l’établissement de
l’hégémonie de la pensée unique qui réussit, à transformer le Glanost et
la Perestroika, commencées par les soviétiques, grâce à dissolution de
l’Union Soviétique.
Pendant la décennie de 1990 débutent de forts mouvements de
restructuration de l’offensive des gouvernements et des mouvements du
tiers monde, qui voit dans la réussite économique de la Chine et de
l’Inde et, en partie, du Brésil au début du 21ème siècle, une recherche
de formes institutionnelles qui expriment cette nouvelle situation.
Si dans la décennie de 1970 se créa le Groupe des 7 principaux pays
développés (G7), dans les années 2000, en plus de l’incorporation de la
Russie, sont inclus également plusieurs pays émergents composant le
groupe des 20 (G20). Le principe de l’hégémonie partagée est ainsi
consacré comme successeur des désastres causés par la politique de
l’unilatéralisme qui a été imposée avec le gouvernement de Bush fils.
L’héritage historique des luttes du tiers monde se révèle de grande
utilité pour une stratégie d’affirmation d’un système multipolaire et
pour orienter, d’un point de vue stratégique, le processus d’intégration
latino-américaine et son impact sur la géopolitique mondiale
contemporaine.
Sommet de l’UNASUR en Équateur (5 décembre 2014) |
L’Amérique Latine et la construction de l’unité continentale
Dans le même temps, l’Amérique Latine vit un processus à travers
duquel la diplomatie régionale acquiert une densité inconnue
jusqu’alors. Un ensemble de nouvelles articulations se traduisent en
institutions sous-régionales, régionales et continentales, qui
transforment le processus d’intégration en une réalité complexe qui
implique des chefs d’État, ministères des relations étrangères et
diverses autres agences nationales, qui en même temps, est accompagné
d’un processus d’intégration des peuples et des mouvements sociaux,
incluant les syndicats et les mouvements des agriculteurs et des
étudiants qui avaient déjà une certaine tradition de l’intégration
régionale.
Quant aux sciences sociales, un processus croissant d’intégration
régionale s’est développé avec de nouvelles institutions d’étude, des
universités et des réseaux académiques qui permettent d’avancer vers
l’étude de la problématique régionale, en renforçant une vision
d’ensemble. Peut-être que certains des exemples les plus remarquables de
ce processus sont le Conseil Latinoaméricain de Sciences Sociales (CLACSO), dont la première session s’est organisée à Lima, en 1968 ; ou la Faculté Latinoaméricaine de Sciences Sociales
(FLACSO), qui se créé en 1954, au Chili, et ensuite, s’étend à
l’Argentine, au Mexique, au Brésil, à l’Équateur et à l’Amérique
Centrale.
Dans le domaine de la recherche se sont créés, après la Commission économique pour l’Amérique Latine (CEPAL), le Centre Latinoaméricain et Caribéen de Démographie (CELADE), au Chili (1957) ; la Escolatina (master à l’université du Chili), dans le secteur de l’économie (Chili) ;l’Institut Latinoaméricain de Planification Économique et Sociale (ILPES) ; la Maîtrise Latinoaméricaine de l’Administration Publique de la Fondation Getulio Vargas, au Brésil ; le Conseil Supérieur Universitaire Centre-Américain (CSUCA), qui coordonne les universités de cette sous-région ; la Coordination des Universités du Cône Sud et, plus récemment, le Forum Universitaire du Mercosur (FOMERCO) et l’Université d’Intégration Latinoaméricaine
(UNILA), qui a son siège dans la ville aux trois frontières, Foz de
Iguaçu (Brésil). Parmi les diverses associations professionnelles qui se
sont constituées au fil des dernières décennies se distinguent l’Association d’Économistes d’Amérique Latine et de la Caraïbe (AEALC) et l’Association Latinoaméricaine de Sociologie
(ALAS). Cela montre que sont en train de se créer des conditions pour
une intégration à long terme par l’intermédiaire d’un réseau
d’institutions qui permettent la coopération et l’échange sur divers
domaines de la connaissance.
Un bilan historique un minimum informé montre la densité croissante
de l’intégration régionale, contrairement à ce que les défenseurs du
panaméricanisme plaident, qui disqualifient systématiquement les
avancées de ce processus.
Les parlements latinoaméricains du Mercosur, de la Communauté
Andine, du Traité de Coopération Amazonienne, sont également des
mécanismes de développement du processus d’intégration. Ce cadre
institutionnel croissant ouvre le chemin pour le débat sur une stratégie
commune sudaméricaine et latinoaméricaine, avec des possibilités de se
convertir en des politiques concrètes. Le renforcement du Mercosur et la
création postérieure de l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) ; l’impact croissant sous-régional de la Communauté et Marché Commun de la Caraïbe, qui actuellement porte le nom de Communauté Caribéenne (Caricom) et plus récemment, la création de l’Union des Nations Suraméricaines (UNASUR) et celle de la Communauté d’États latinoaméricains et caraïbes
(CELAC), sont l’expression de la densité croissante et du dynamisme de
l’intégration régionale, contrairement à ce que les défenseurs du
panaméricanisme plaident, qui disqualifient systématiquement les
avancées de ce processus et qui persistent dans leurs tentatives visant à
déstabiliser et affaiblir un projet historique d’unité des peuples de
la région qui se révèle, en dernier ressort, comme un projet historique
de longue durée.
Monica Bruckmann
Ce texte fait partie de la Revue Amérique Latine en Mouvement, Nº500 de décembre 2014 qui traite du thème « América Latina : Cuestiones de fondo »
Source : http://alainet.org/active/80044
Note :
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